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Channel: Organisateurs – Electro-GN
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Le bleed de l’organisateur

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Jusqu’à présent, je pensais que les organisateurs étaient protégés par une barrière invisible et que le positionnement de l’organisateur impliquait une mise à distance du jeu, saine et salutaire. Or, il n’en n’est rien. Il m’est arrivé d’être rattrapée par l’émotion d’un jeu et de ne plus parvenir à gérer mes propres émotions. Mes sentiments se sont collés à ce que mes joueurs vivaient à travers leurs personnages. J’assimile cela au phénomène du bleed, c’est-à-dire, ce mécanisme inhérent au GN, de transfert d’éléments vécus du joueur vers le personnage et du personnage vers le joueur[1].

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Dans mon cas, je me suis appropriée l’émotion que mes joueurs vivaient à travers leurs personnages. Leur émotion m’a envahie et il m’a été impossible de m’en défaire. Il me semble important de préciser qu’il s’agit d’un phénomène différent du bleed joueur, ne serait-ce que parce que le transfert semble se faire à sens unique : du jeu vers l’organisateur. Néanmoins, comme le phénomène de porosité des émotions est similaire, je me permets de le baptiser pour le moment : “bleed orga”. Et si un petit génie de la métaphore organique passe dans le coin, qu’il ne se gène pas pour proposer un autre nom à l’heureux phénomène.

Bref, cela m’est arrivé sur un jeu dont je pensais bien connaître les effets qu’il aurait sur moi. Je l’avais déjà joué et co-organisé une première fois. Je n’envisageais absolument pas que je pouvais me mettre en danger en participant à une seconde organisation.

Breaking news : le bleed orga ne prévient pas quand il débarque !

Suite à ce jeu, je me suis sentie fragilisée et ce sentiment à perduré un certain moment – un certain moment qui se compte en semaines. La durée de ce phénomène m’empêche de le considérer comme anecdotique et m’a poussé à engager une réflexion sur l’origine de mon mal-être.

J’ai tout d’abord pensé que cet épisode m’était propre et était strictement lié à des fragilités personnelles – et c’est en partie le cas. Cependant, en échangeant avec d’autres organisateurs, je me suis rendue compte que je n’étais pas la seule à avoir vécu des épisodes douloureux en organisant un jeu. Il s’avère que cette fois là, plusieurs éléments se sont potentialisés entre eux, faisant de cet épisode un moment plus difficile à vivre. En revanche, il ne s’agit pas d’un épiphénomène. Nous sommes plusieurs à l’avoir expérimenté et je pense que beaucoup d’organisateurs sont susceptibles d’être confronté à un “bleed orga”.

Dans ma pratique d’organisateur de jeu, j’ai à ma disposition une panoplie d’outils qui me permettent d’offrir un cadre de jeu sécurisé aux joueurs : safe word, zone de basse intensité, debriefing… J’essaie de mettre en place un cadre de jeu où les joueurs ont les moyens de se soustraire à une pression trop forte. Je considère que mon boulot d’organisatrice est de permettre aux joueurs de traverser les meilleurs moments comme les pires vicissitudes avec leurs personnages et d’en sortir indemne. Cependant, je me suis retrouvée complètement démunie quand j’ai eu, moi, besoin d’outils pour aller mieux suite à un jeu que je n’avais pas joué, mais organisé.

Il me semble donc nécessaire d’ouvrir une réflexion sur les outils et les pratiques qui permettent de sécuriser le bleed des organisateurs.

1/ Retour d’expérience : quand ?

J’ai identifié deux moments différents propices à la monté des émotions côté organisateur, mais qui chez moi ne jouent pas sur les mêmes mécanismes :

  • En jeu, être spectateur d’une scène émouvante. Comme au théâtre ou au cinéma, je me laisse embarquer par l’émotion de la scène, par ce que racontent les joueurs. Si j’ai déjà vécu ces scènes en tant que joueuse, cela peut amplifier ce phénomène (mais pas à chaque fois). Je précise qu’il ne s’agit pas nécessairement de scènes tristes. Une jolie scène peut m’émouvoir tout autant que la mort de la jeune première à l’acte 5.
  • L’après jeu, en particulier le debriefing, est un moment de fragilité. La tension de l’organisation se relâche, la fatigue accumulée pèse… Le moment est idéal pour que les émotions refoulées pendant le jeu nous fassent un joli retour, façon boomerang.

2/ Analyse : pourquoi ?

Comment on se retrouve avec un organisateur tout cassé ?

  • L’empathie avec les personnages (se laisser prendre par l’émotion du jeu). Organiser un jeu, parfois, c’est comme regarder un film. On se laisse prendre par l’émotion du moment et on se retrouve à pleurer pendant une scène triste. Oui, mais voilà, un film, ça dure 1h30 et puis c’est fini. Au bout de 10 h d’un GN dépressif, on peut se sentir un peu imbibé de tristesse.
  • L’empathie avec les joueurs : je n’aime pas voir souffrir mes amis, ni personne d’ailleurs. Voir quelqu’un se sentir mal à la fin d’un jeu que j’ai organisé, même si le joueur dit qu’il était venu en connaissance de cause, c’est badant.
  • L’effet de groupe : les joueurs amènent leurs propres contributions à l’histoire et un même jeu peut se retrouver avec des sessions plus ou moins trash. Du coup les organisateurs ne sont pas nécessairement préparés à voir les joueurs faire vivre des situations particulièrement dures à leurs personnages. Les organisateurs peuvent tout à fait se laisser surprendre par la tristesse ou la violence d’un jeu qu’ils ont déjà vécu, voir qu’ils ont écrit.
  • La culpabilité liée à une erreur d’organisation, au hasard une erreur dans l’attribution du personnage et la mise en danger involontaire du joueur (ce moment au casting où vous vous êtes dit, c’est un peu chaud mais ça va le faire. Et bien non, ça ne le fait pas, jamais. D’ailleurs vous ne recommencerez pas. Jamais.)
  • Il est possible que notre pratique du GN favorise le bleed orga via la fusion des techniques narrativistes et du romanesque. L’organisateur est actif dans la souffrance qu’il inflige aux personnages-joueurs et se soumet à une alternance de sentiments de jubilation (“Yes ! Ils pleurent tous, ça marche !”) et de culpabilité (“Haaa ! Mais pourquoi je fais vivre des choses aussi dures à tous ces gens !?”) assez déstabilisante.
  • La fébrilité due à la fatigue de l’organisation, l’angoisse d’avoir raté l’organisation, la certitude qu’on aurait pu mieux faire, mieux gérer telle ou telle scène… L’auto-dépressiation et la culpabilité, les deux amis de l’organisateur déprimé.
  • La solitude de l’organisateur. A la fin d’un jeu que j’ai organisé, je me sens toujours un peu seule. Prenons le meilleur des cas : les joueurs ont vécu quelque chose de fort ensemble, mais ils ont beau se montrer enthousiastes, gentils, prévenants, me remercier tout ce qu’il peuvent, affirmer qu’ils viennent de jouer le meilleur jeu du monde… Je n’ai pas fait partie de leur histoire. Les quelques heures de jeu qu’ils viennent de passer leurs appartiennent et je n’ai pas envie de polluer leurs émotions avec les miennes. J’ai envie qu’ils se sentent bien. J’ai besoin de m’assurer qu’ils vont tous bien. En sortir de jeu, mes joueurs doivent se retrouver eux-mêmes, ils sont peut-être dans un moment de fragilité et je n’ai pas envie de leur faire porter mes émotions à ce moment là, tout simplement parce que je considère que ce n’est pas le moment.
    Oui, mais voilà, mes émotions à moi, j’en fait quoi ?

3/ Réflexions autour des outils de mise en sécurité de l’organisateur :

  • Ma connaissance de ces outils est nulle. A ma connaissance, ce sujet n’a pas été abordé dans les articles publiés sur Electro-GN. Il est possible que des éléments de réflexion et des textes existent sur le web anglophone, mais je dois confesser ma difficulté à effectuer cette recherche. Je suis preneuse de références.
  • Les outils sont-ils les mêmes que pour les joueurs ? Par exemple, peut-il y avoir un “CUT” organisateurs ?
  • En ce qui me concerne, je n’envisage plus une organisation sans un co-orga qui a la même expérience que moi du jeu. La simple présence de mon binôme exorcise le sentiment de solitude qui est chez moi un grand facteur de fragilité.

Voilà donc l’état de mes réflexions et j’ai conscience d’aborder la question via mon expérience et ma sensibilité. Il y a certainement d’autres facteurs qui font qu’un organisateur peut souffrir de son jeu et d’autres réponses que de se trouver un binôme. Je reste donc convaincue qu’il faut poursuivre la réflexion autour de la question de la sécurité émotionnelle des organisateurs.

[1] Pour approfondir, voir notamment cet article de Bross : http://www.electro-gn.com/4678-pervasiviteeffetbleedcerclemagique-2


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